Interview: l’histoire de Laure

par | Déc 20, 2023 | Divers | 0 commentaires

Laure ROGEZ

Co autrice du livre “C’est quoi ton rêve ? Les équipes apprenantes au service de l’engagement” (décembre 2023)

Fondatrice et dirigeante de Sezam & co, Agence innovation managériale et stratégique, depuis 2013

Cette interview vient en bonus du livre.

Laure, d’où viens tu ? 

Je pose cette question régulièrement aux participants des groupes que j’anime. Personnellement j’aime pas répondre à cette question. Trop intime, “Qui suis-je pour que mon histoire intéresse les autres ? “, et c’est finalement aussi instructif de se mettre à la place des autres de temps en temps pour comprendre l’effort et le cadeau que les participant s’offrent les uns aux autres par le récit de leur histoire…

Mes co écrivains Louis et Gregory, notre rédactrice Annabelle ont insisté. Leurs arguments ont fait mouche : “ Ton histoire est indispensable pour que les lecteurs comprennent ce que tu amènes aujourd’hui, pour qu’ils saisissent de où tu parles .”

Allons-y !

Je viens du sud comme dit la chanson, et du nord aussi. Mon père est chti, ma mère provençale. J’ai ma vie dans le nord et le cœur dans le sud. Un peu trop brune et  extravertie pour une pure fille du nord. J’ai été bercée par deux langues et deux cultures très différentes, du ciel bas du nord aux cigales provençales.

Mes parents ont 22 et 24 ans quand je viens au monde en août 1967, et 3 autres frères et sœurs suivront ensuite ans la famille. Une fratrie pleine de vie, de jeu, de créativité. Une bonne partie des enfants du quartier jouent chez nous. Transformer le salon ou le jardin en chapiteau de cirque, faire des cabanes, créer des spectacles au son de Claude François…  Le reste de la vie est plutôt simple. Nous vivons à Douai dans le nord, dans la cité des cheminots, tous les voisins travaillent à la SNCF, nous avons un grand jardin que mon père cultive. Enfant, je multiplie les activités sportives et manuelles à disposition dans cet univers protecteur, et j’adore l’école.  Mes parents ont en commun des convictions religieuses catholiques puissantes. L’engagement dans la paroisse locale fait partie de leur quotidien et donc du nôtre. Je leur reconnais d’avoir essayé de vivre pleinement leur foi chrétienne dans l’amour et d’avoir tout fait pour nous transmettre cette flamme ainsi que les élans de joie, de compassion, d’intégrité qui l’accompagnent. ETRE avant d’AVOIR, des bases intéressantes en plein boom de la société de consommation des années 70-90.

Mon imagination fertile crée des jeux, construit des villages legos, bricole une maison de poupée. Je semble avoir du caractère. En réalité, je ne m’en rappelle pas. J’ai simplement le souvenir d’un profond ennui à l’école. Ça ne va pas assez vite, j’ai soif d’apprendre et le rythme est trop lent pour moi. Les instits me demandent de me taire pour laisser les autres répondre. Pas si simple de trouver sa place quand on a si soif d’apprendre. Je me réfugie dans les livres, ils ont le mérite d’être inépuisables.

Les années collège riment pour moi avec une expérience de vie indélébile. En 6ème commencent les premières alertes médicales sur mon état vertébral, une scoliose s’installe. Quelques mois plus tard, aggravation brutale, “scoliose flamboyante” disent les médecins ! Dommage que ce ne soit pas une cathédrale gothique. La mienne de cathédrale s’écroule soudain. Mon monde de sport et d’énergie à dépenser fonds sous mes yeux. Je vis l’expérience de porter un corset nuit et jour, des hanches jusqu’aux cervicales, je suis recouverte de plastique, de métal, dans une coquille fermée par des sangles. Je me rappelle de la conversation dans le cabinet du spécialiste, je pleure à chaudes larmes. Il essaie de me consoler “Ne t’inquiète pas, personne ne va se moquer de toi” , “ Vous ne comprenez pas” lui ai-je répondu “ Vous m’annoncez que je vais arrêter la danse, c’est insupportable

Et il m’avait prédit d’autres malheurs : “ vous devrez choisir un métier calme, sans charges lourdes, sans déplacement, et il serait mieux que vous ayez peu d’enfant”. M’annoncer que j’allais arrêter de respirer aurait eu le même impact. Paradoxalement, j’ai entendu ma petite voix intérieure me glisser  “ Jamais, je vais VIVRE”. Finalement, il a peut-être juste activé une envie de vivre encore plus grande.

Pendant 3 ans, de 12 à 15 ans, j’ai accepté le corset, avec discipline. J’ai suivi 3 séances de kiné par semaine consciencieusement. Un objectif simple : guérir et me redresser. La scoliose cervico-dorsale atteint 40 degrés à la pose du corset. 3 ans plus tard, elle est réduite à 17 degrés , et j’attends avec impatience que ma croissance se termine pour passer à autre chose. Sortir de ma boite !

Cette période amène aussi son visage positif. Le temps disponible laissé par la suspension du sport ouvre l’espace pour les livres. Ma curiosité est insatiable, notamment pour étudier l’histoire, lire toutes les œuvres de Shakespeare, et les romans qui trainent à la bibliothèque.

J’ai aussi appris le regard porté sur le handicap. Certains profs heureusement minoritaires qui confondaient fragilité physique avec déficience intellectuelle. Quel agacement quand la vivacité intellectuelle était ce qui me restait pour me sentir vivante. Le chagrin de mon entourage me touchait. Ils s’attristaient, se désolaient, me plaignaient, se culpabilisaient en se demandant ce qu’ils avaient fait de mal. Le regard inconditionnel de l’enfance continue de m’arracher des larmes. Ma plus jeune  sœur disait “ Quand je serai grande, j’aurai un corset comme Laure..”. Non ma puce -))

Résumer cette période en 10 lignes est bien pudique. Il me faudra attendre au moins 20 années de plus pour aborder ce traumatisme en thérapie. Au moment du corset, mon attitude est combative. J’ai mal physiquement, je tiens mon bon et je mets un énorme couvercle sur le vécu émotionnel. Je ne sais même pas que les émotions existent d’ailleurs. “Même pas mal !” . Je suis dans l’expérience. Quand des ouvrages de psychologie passent dans mes mains, j’ai très envie de les ouvrir et en même temps, je ressens une sorte d’interdit. Comme si dans ma famille, s’intéresser aux questions du fonctionnement humain était un tabou, une interdiction.

L’été de mes 15 ans, l’étau se desserre. Je quitte peu à peu le corset, en même temps que l’entrée au lycée, un moment adapté pour me sentir enfin un peu plus dans la norme.

Un incident mineur en surface et aux conséquences immenses se glisse dans cette période. Fin août 1982, un dimanche à la fin de la messe, une dame vient me voir. Je ne la connais pas, bien que nous soyons au village, elle semble avoir la quarantaine. “ J’ai vécu la même chose que vous. J’ai eu un corset jusqu’à 16 ans. Et demain je rentre à l’hôpital de Berck. On va m’opérer pour me souder les vertèbres.”

Je ne comprends pas, je ne suis pas concernée, je vais enlever mon corset, la scoliose est redressée ??

Ce que les médecins ne vous dise pas, c’est que, lorsque vous ne l’aurez plus, jour après jour, inexorablement votre état va se dégrader

Je suis sonnée. A mi-chemin entre incrédulité et colère. Je veux vérifier auprès du spécialiste. Très embarrassé, il me confirme le processus. “Effectivement, votre colonne vertébrale va bouger pour sans doute se stabiliser, mais l’évolution est difficile à prévoir” 

Colère, je suis en colère. J’ai l’impression d’avoir fait tout ça pour rien. A nouveau, un déclic s’active, ma voix intérieure me souffle “ Jamais, jamais personne ne touchera à ma colonne vertébrale, pas de chirurgie, pas de tiges dans le dos. Non”

L’avenir lointain confirmera la promesse que je me suis faite à moi-même ce jour-là. Ce sera un très long voyage. Pour l’heure, passé le choc je mets cette promesse de côté et je m’applique à vivre comme n’importe quelle adoelsccente.

Revenons aux années collège que je  ne peux pas résumer à l’épisode du corset. Beaucoup de choses positives se sont passées. A commencer par des cours plus intéressants, et moins d’ennui. Un collègue qui propose aussi beaucoup d’opportunités extra scolaires.

C’est ainsi que j’ai 12 ans quand je commence à animer “ officiellement”. Exactement au moment où je démarre le port du corset.

Ça peut paraître étrange aujourd’hui,  et pourtant c’est vrai ! 12 ans ça fait un peu jeune. Avais-je quelque chose à prouver ? Peut-être. Dans le collège que je fréquente, de nombreuses activités sont à disposition des élèves. Dès la 6ème,  je fais partie d’une association  « Terres lointaines ». Nous avons rendez-vous une fois par semaine en petits groupes pour découvrir grâce à une revue  un pays lointain, nous organisons des événements caritatifs etc. L’année suivante, au début de la 5ème, il manque de volontaires pour animer les groupes de l’association. Je suis motivée, inventive et habituée au contact d’enfants plus jeunes en tant qu’aînée de la fratrie .

Ma candidature passe de justesse, mais nécessité faisant loi, l’école accepte puisqu’il n’y a personne d’autre et qu’il faut bien s’occuper des plus jeunes. Je garderai cet engagement jusqu’en terminale.

C’est aussi la période des premières pièces de théâtre. Je me régale à apprendre des rôles, écrire des pièces, jouer avec les autres élèves..

Avec le lycée, bien d’autres occasions d’animer vont se présenter, notamment les colos et centres de loisir avec le fameux BAFA. Je reste persuadée que l’expérience d’animation auprès des jeunes et la formation que représente le BAFA est un magnifique socle pour toute personne qui ultérieurement va être amenée à exercer un métier de facilitation.

Les années étudiantes m’amènent à d’autres formes d’animation, la présidence du bureau des élèves, l’organisation des séminaires d’intégration, la soirée annuelle des étudiants et j’en oublie sans doute beaucoup.

Avec le recul je crois qu’on ne vient pas facilitateur, mon métier actuel, par hasard même si ensuite de nombreuses formations m’ont aidées. 

Quels ont été tes premiers pas professionnels ?

Former,  accompagner sont des dimensions qui sont apparues dès le début de ma vie professionnelle. Ma première expérience, peut-être celle qui m’a le plus fondée personnellement et humainement, était difficile. Avec le recul du temps, je trouve que sa richesse a eu  peu d’équivalent ensuite. J’installais les prémisses de l’équipe apprenante mais je n’avais pas de mots à y mettre.

À 24 ans, je deviens  manager d’une trentaine de personnes, des hôtesses de caisse chez LEROY MERLIN. L’expérience aurait pu mal se passer puisqu’avec toute la candeur de ma jeunesse, j’ai rapidement voulu changer un aspect absolument fondamental de l’organisation de l’équipe : les horaires. Je voulais que les clients soient servis le plus vite possible avec le sourire,  le fameux SBAM (Sourire. Bonjour Aurevoir Merci) que nombreuses enseignes de distribution développent. À peine quelques semaines m’ont suffit pour constater que la fluidité de passage en caisse était tout sauf au rendez-vous. Je me suis donc attelée à refaire les horaires, et se faisant, à toucher  à quelque chose d’extrêmement sensible : la vie quotidienne des personnes de mon équipe. En effet, qui dit toucher un horaire dit modifier des habitudes et surtout engendrer des conséquences familiales. Les délégués du personnel sont montés au créneau et ont menacé de faire grève. Bref, ma première expérience commençait de manière flamboyante. J’ai calmé mes ardeurs et choisi d’avancer avec plus de douceur. Tout s’est apaisé.. 

Comment as-tu initié tes premiers tests d’innovation managériale ? 

Un an plus tard, l’arrivée de mon fils aîné m’a permis de prendre un recul salutaire. Ces quelques semaines loin de mon quotidien, m’ont invité à envisager des choses avec un tout autre angle. Non pas qu’il me soit arrivé une révélation maternelle pour préserver mon temps personnel, sur ce point, il me faudra beaucoup plus de temps et d’autres enfants pour que les prises de conscience aillent jusqu’au bout.

Néanmoins, la prise de recul que constitue quelques semaines hors du quotidien m’a été très salutaire. Je ne peux que conseiller à tout dirigeant ou  manager de se préserver de temps en temps ces espaces de pause. J’ai eu la chance d’en vivre à trois reprises grâce aux maternités,   et ultérieurement, lorsque c’est besoin de recul c’est fait sentir, j’ai choisi quelques mois de congé sabbatique pour à nouveau revivre ce plaisir du recul et toute la sagesse du discernement qu’il accompagne.

Revenons à cette magnifique équipe, dédiée à la caisse et au service client. Je prends conscience que dans mon rapport au temps, il m’est très difficile de supporter les contraintes extérieures. Je travaille énormément et pourtant accepter qu’on me dise à quelle heure je dois commencer ou finir m’insupporte. Je forme alors l’hypothèse qu’il doit en être exactement de même de toutes les personnes de mon équipe. Certes, le droit du travail reconnaît à l’employeur, celui d’imposer des horaires aux salariés. En même temps, l’essentiel demeure que les choses soient faites en temps et en heure avec qualité. Du haut de mes 26 ans, je forme le projet d’inverser les choses. Au fond, quelles sont les priorités ?

En tant que manager, j’ai besoin que l’ensemble des différents postes de travail (caisse , accueil, téléphone , livraison, services divers ) soient assurés de manière qualitative avec le bon nombre de personnes en fonction du flux client. Finalement, décider qui viendra à 8h à 10h ou à 14h, c’est tout à fait secondaire. Quand on imagine que cette répartition génère d’énormes conséquences sur la vie des personnes, sur l’ambiance de l’équipe, sur le sentiment d’être plus ou moins dans les petits papiers du chef, alors il devenait urgent d’inventer autre chose. J’ai proposé à l’équipe de leur remettre sur la table le plan de charge et de les laisser en autonomie, se répartir sur cette grille de charge.

Sur le papier, cette solution paraît simple. En réalité. La mise en œuvre a été beaucoup plus ardue.

Quelles ont été les difficultés de mise en œuvre  ?

Dans tout changement, il faut se poser la question des pertes potentielles. Première perte potentielle pour la personne chargée de mettre en place les horaires. Plus de chef d’équipe pour attribuer les horaires, moins de pouvoir pour ce chef d’équipe. Plus encore, ce type de fonctionnement demande au chef d’équipe de devenir un animateur facilitateur et de temps en temps un  régulateur. En fonction de son tempérament, il ou elle vivra très différemment cette évolution de rôles. Cette expérience se passe dans les années 90. Nous sommes encore loin des  managers coach-facilitateurs, tout juste au début des managers leaders. Alors, faire passer la pilule au chef d’équipe, que désormais, ce n’est plus lui qui est chargé d’écrire les plannings , mais que son rôle consiste  à ce que les plannings soient réalisés par l’équipe, c’est tout un changement.

Tout le projet  repose aussi sur la croyance qu’un être humain aime être libre. En tout cas c’est ma croyance. Et je pense que liberté rime avec responsabilité. Personnellement, je ne m’imaginais pas autrement qu’agissant avec responsabilités. Or je découvre que cela ne va pas de soi. Dans la vie courante, je ne suppose que chacun se prend en main, par contre dans le monde professionnel beaucoup se paralysent et attendent que le chef décide. S’auto organiser pour répartir les horaires, prendre la responsabilité des horaires qu’on va effectuer ou pas, assumer la coresponsabilité collective de couvrir ensemble la charge de travail pour satisfaire le client, défendre parfois aussi ses positions face à des collègues peu partageuses. Tout cela demande une palette de soft skills qui sont loin d’être acquis par la majorité des salariés. Pour réussir le projet, petit à petit, nous avons dû former l’ensemble de l’équipe au dialogue assertif plus connu sous le nom de Communication Non-Violente, apprendre à exprimer mon point de vue, à entendre le point de vue de l’autre, à accepter de rentrer dans le désaccord tout en évitant la confrontation. La bonne nouvelle est que ce programme de formation au dialogue constructif pour améliorer la vie de l’équipe a eu d’énormes répercussions positives sur la capacité de dialogue entre le personnel d’accueil et les clients.

Comme dans tout changement, il y a eu, les fans, les  réfractaires et le ventre mou qui a basculé dans l’acceptation au bon moment.

Comment le projet a évolué ?

Le projet a fonctionné.  Au bout de quelques mois, plus personne n’aurait voulu revenir au temps où le superviseur transmettait les horaires, l’époque où si j’avais rendez-vous chez le dentiste, je devais m’arranger avec lui.

En complément d’autres ajustements  ont été nécessaires, notamment la fourniture de critères de régulation et l’accès à un maximum de transparence. Par exemple,  terminer à 20h ou 21h pour fermer le magasin reste une contrainte pour bon nombre de personnes. Aussi,  avons-nous mis en place des compteurs qui permettait de veiller à une relative équité entre les personnes

Au fil des mois, j’ai vu mon équipe développer une maturité nouvelle, un goût pour la responsabilité, plus de fierté.

Les conséquences positives de ce projet sont allés au-delà du confort de vie et de l’attitude de responsabilité. L’ensemble de l’équipe s’intéressait davantage au projet commun, qui était celui d’être au rendez-vous d’une promesse client, celle d’un service fluide sur la totalité de l’amplitude d’ouverture. 

Sous-jacent, la question des  compétences métiers individuelles et collectives soutenait et renforçait le projet. En effet, si le programme propose six postes de travail différents (caisse, accueil, standard, financement, livraison, sav etc)  et que je suis compétente sur un seul poste alors mon choix horaire  sera forcément plus limité. Chacun dans l’équipe gagne à développer des compétences complémentaires. C’est gagnant pour le  salarié  puisque plus je suis polycompétent plus ma mission va être variée et mon salaire élevé. Gagnant aussi pour l’entreprise car il beaucoup plus facile de mettre au point un planning avec des personnes polycompétentes,  toute personne peut alors assurer tous les postes et le remplacement de toute absence est plus simple. Dans un monde où les compétences deviennent vite obsolètes, le système générait un cercle vertueux pour motiver l’équipe à prendre en main sa montée en compétence

Comment avez-vous consolidé le projet ?

Pour aller plus loin, la 3eme  année, nous avons créé un rendez-vous annuel. Une journée spéciale équipe pour faire le point,  se retrouver,  se projeter. Aujourd’hui, ça peut faire rire ou sembler banal ce récit d’une journée de cohésion à l’extérieur avec une équipe de 30 personnes. Je vous invite à revenir dans le passé. Nous sommes au début des années 90, les 35 heures n’existent pas, la grande distribution est organisée sur le modèle des années 60. Gloire au présentéisme et à la culture de l’effort.  Et quand à permettre  à une équipe de caisse de sortir du magasin, sur une journée entière, la première réponse du directeur fut « Et tu penses qu’on va fermer le magasin pour une réunion Tupperware ? ». C’était sans compter ma ténacité et ma créativité. Aussi, ai-je imaginé le budget le plus serré possible et négocier avec ma collègue du magasin le plus proche pour organiser le remplacement sur une journée. Finalement, fatigué de mes demandes répétées, le directeur du magasin a cédé. Au-delà de ma joie personnelle d’avoir réussi à obtenir gain de cause, l’important est surtout qu’avec l’équipe nous avons commencé à créer un projet. “Satisfaire chaque jour un peu mieux le client” était déjà une première étape, mais je pressentais qu’il fallait aller plus loin. Il était important de créer un projet qui transcende ce premier niveau, qui englobe tout le monde et qui soit pour l’équipe suffisamment singulier pour donner à chacune l’envie de s’impliquer. Ces rencontres hors  les murs ont permis de faire naître de nouvelles initiatives, notamment liées à la projection collective vers le futur et à la montée en compétences projective. Dans ce début des années 90, je m’intéresse à l’évolution technologique et à l’arrivée promise des caisses automatiques. Je me sens la responsabilité de préparer mon équipe à garder leur emploi demain, à se créer une vie professionnelle épanouissante. Nous sommes dans le nord de la France et la région a connu suffisamment de secousses pour que ce type de perspectives  paraisse crédible. Nous avons vu s’effondrer le charbon, le textile, la sidérurgie et l’histoire que je vous partage a lieu sur la Côte d’Opale. Le secteur de la pêche n’est déjà pas très vaillant dans ces années-là.  De ma fenêtre, je vois prendre poindre  à l’horizon le spectre d’un chômage massif dans les métiers de la caisse. Il me tient à cœur de tout mettre en place pour que chaque personne  prenne en main son destin. Nous partageons ensemble les perspectives de l’entreprise et les aspirations de chacun. Je suis pas sûre d’avoir réussi à les réveiller sur l’importance de prendre  à bras le corps leur propre employabilité. Bien des années plus tard, je croiserai certaines d’entre elles toujours au même poste et heureuses de l’être. Heureusement que je me suis partiellement trompée sur l’arrivée des caisses automatiques. Elles  ne sont à ce jour toujours pas majoritaires dans la distribution. Néanmoins Internet, à peine perceptible à cette époque,  a  remplacé bien des magasins physiques et tous les emplois correspondants.  

Comment as-tu vécu ces moments ?

Personnellement je sortais  un peu frustrée de ces rencontres et estimais toujours qu’elles n’allaient jamais assez loin. Les résultats ont pourtant été probants. Les hôtesses ont pris en main leur développement de compétences. Chacune a déterminé ses forces et s’est engagée dans un processus de transmission.  Chacune a fixé ses objectifs et le chemin pour avancer vers l’acquisition de compétences variées.

Sur la globalité de l’expérience, c’est surtout la joie et la fierté de l’aventure humaine qui ressort

.

Comment résumes-tu les processus que tu as employés ?

Manager un peu atypique,  sans référence académique pour  étayer le processus, j’ai suivi mon instinct et mon bon sens en mettant en place ces processus de manière empirique. Ils s’avèreront fondateurs pour la suite de ma vie professionnelle .Voici les constantes que j’ai repéré dans les clés de réussite  :

– Animer un processus de vision partagée par émergence : faire écrire le projet moyen terme par l’équipe, en partant de son ADN, du bilan, du contexte,  en intégrant les souffles de changement.

– Travailler en équipe apprenante avec un engagement à la fois individuel et collectif pour développer à la fois ses compétences et servir le projet.

  • Travailler sur soi en tant que leader
  • Informer, donner de la perspective, faire les liens
  • S’inspirer ailleurs, oser casser les codes

On dit toujours que quand une innovation voit le jour au même moment à d’autres endroits de la planète, d’autres êtres humains développent le même type d’intuition. Sans rentrer dans des débats quantiques et en gardant la modestie de ce qui a été fait à mon échelle, il est curieux de constater que l’une des bibles sur laquelle je m’appuie aujourd’hui, « La cinquième discipline » de Peter Senge, a été écrite exactement à la même période. Sans doute que l’air du temps invitait les personnes sensibilisées à ces sujets, à s’orienter vers le même type de démarche, d’expérimentation, de remise en cause. 

Peter Senge parle de 5 domaines à adresser de front pour devenir une entreprise apprenante.

  1. Maîtrise de soi pour les leaders
  2. Remise en cause des schémas mentaux, des certitudes, des autoroutes de pensées
  3. Vision partagée
  4. Apprendre en équipe
  5. Pensée globale et systémique, permettre à tous de voir l’ensemble pour mieux se situer

Le niveau 2 m’était facile, ma jeunesse et mon esprit créatif aidant,

Les parties 3 et 4 m’ont parues une évidence. Plus ambitieux que manager à l’ancienne, beaucoup plus enthousiasmant  et permettant un effet de levier pour des résultats plus puissants.

Le 5éme relevait pour moi de la communication, de donner du sens à tous les niveaux, de faire des liens explicites, de la pédagogie tout le temps. J’en avais besoin et j’imaginais pas en priver mon équipe.

Reste le niveau 1, en réalité le plus difficile et essentiel. C’est la raison d’être de tout développement personnel et spirituel. Un chemin de vie à lui tout seul.

Heureusement, l’entreprise dans laquelle je travaillais,  m’offrait la possibilité de suivre  de nombreuses formations managériales, intégrant toute la palette du leader, mais aussi des dimensions de développement personnel. Un peu boulimique, je participais à tout ce qui est proposé, remplaçant des collègues qui ne pouvaient pas y aller, restant à l’affût de toute opportunité pour grandir. Et ça m’a beaucoup servi. A chaque retour de formation, j’ai eu des déclics, j’ai changé des choses, j’ai essayé de me remettre en cause. Il y avait du boulot, je ne suis certainement pas née manager. Le récit de mon adolescence, des émotions englouties donne une idée de la distance qui me séparait de mon être profond. Foncer me parlait davantage que respirer et me relier. 

Au-delà de toutes ces modules,  je retiens que l’expérience de management est la plus grande école de développement personnel. Bien sûr, la vie en elle-même est aussi un grand champ d’expérimentation et de croissance pour peu qu’on accepte de prendre du recul, de s’interroger sur soi,  de vivre pleinement ce qu’elle propose. Le management a constitué l’un de mes bacs à sable les plus puissants.

Le projet des horaires en équipe, celui du projet long terme d’équipe ne sont qu’une illustration de toute la dynamique mise en place pendant ces quatre ans passés avec cette magnifique équipe. J’ai un pincement au cœur, à chaque fois que je repense à elle. Je tiens à rendre hommage à chaque personne de cette équipe pour cette belle aventure humaine, tout ce que ce groupe a permis, les cadeaux aussi qu’elles m’ont fait en acceptant de me suivre dans mes premiers pas d’innovation managériale. J’imagine bien que j’ai dû en secouer quelques-uns et certainement en enchanter d’autres. 

Alors la suite de l’histoire ?

Après les caisses, je vais continuer par une expérience de vente, chef de secteur commerce. Je dois reconnaître que l’aventure commerciale ne me passionne pas beaucoup. Cette expérience m’aura au moins appris que la dynamique humaine et l’innovation me correspondent davantage que le chiffre d’affaires pour le chiffre d’affaires. Contre l’avis général, j’ai décidé de mettre en œuvre dans un secteur commerce les mêmes techniques d’innovation managériale, que celles testées avec l’équipe de caisse. J’ai entendu : « C’est pas possible. Les équipes sont trop petites » «Le métier n’a rien à voir » ,«Ici, c’est différent… ». Intéressant ! A nouveau d’autres facettes de résistance au changement. De ma fenêtre je ne voyais vraiment pas pourquoi c’était impossible, et peut-être fallait-il juste me dire ça pour que je le mette en œuvre. De ces quatre années de management commercial, c’est l’une des grandes leçons que je vais retenir celle de dépasser les a priori et de continuer à penser autrement.

Un autre sujet allait m’amener à dépasser les a priori, les miens et encore plus ceux des autres. La grande distribution a toujours été un secteur où on travaille beaucoup. Je vous laisse imaginer les années 90, avant les 35 heures. Un rythme que la jeunesse d’aujourd’hui est sans doute pas tout à fait prête à accepter. La vie me fait le cadeau d’un second enfant. Et je suis donc la jeune maman de deux petits garçons avec des horaires de travail intenses y compris le samedi. Au bout de quelques mois, je suis épuisée. Il devient urgent de trouver des solutions. Je demande un congé parental à temps partiel et étudie un modèle économique pour que le budget gagné sur les 20 % de mon absence puisse être réinvesti sur d’autres postes dans mon équipe. Concrètement “ si on économise 20 % d’un poste d’encadrement, on peut quasiment embaucher à mi-temps un logisticien.” Je vois encore mon directeur de l’époque Hervé, devenu depuis un ami et confrère, faire des bonds dans son bureau. Je touchais au sacro-saint mythe du présentéisme de l’encadrement. Il craignait de générer un précédent, il craignait de dégrader l’image du comité de direction du magasin, et sans doute que cela touchait à sa représentation du chef. Certes, je parle de sa représentation de l’époque, j’imagine qu’aujourd’hui, ça le ferait beaucoup rire. Je remercie la directrice RH de notre région qui a su lui dire « Soit tu dis oui, soit tu la perds. » J’ai une pensée aussi pour Martine Aubry et les lois sur les 35H. Au moins pour les femmes à des postes à responsabilité, ces lois ont permis de mettre un peu d’air dans la vie de famille, contribuant ainsi à équilibrer poste à responsabilité et carrière intéressante. Ce sujet  résonne fortement pour moi. En effet, sept ans auparavant j’avais terminé mes études avec un mémoire en collaboration avec le secrétariat aux droits des femmes et les RH des Trois Suisses sur le thème  : « Les femmes cadres et quels enjeux pour la famille, l’entreprise, la société ?». Avant même d’entamer ma vie professionnelle, je conscientisais toute la difficulté de concilier un job à responsabilité et une vie de famille épanouissante. J’ai investi quelques mois dans l’exploration du sujet et la recherche de solutions. J’avais conscience que l’entreprise détenait quelques clés qu’il fallait savoir activer mais qu’en même temps les solutions étaient d’ordre à la fois sociétales par les décisions des pouvoirs publics et également culturelles et familiales pour équilibrer les charges du quotidien entre les conjoints. J’ai ma petite fierté personnelle d’avoir obtenu cet aménagement, qui pourtant n’était rien que légal. Batailler pour obtenir l’application du code du travail, voilà ce qui se passe quand la société n’est pas prête.

Comment es-tu devenue fan des processus de vision ?

Une belle aventure s’est jouée sur ces mêmes années et ce serait manquer de reconnaissance que de passer sous silence, le magnifique projet d’entreprise chez Leroy Merlin qu’il m’a été donné de vivre pendant ces années. Lors de ma dernière année de présence en tant que chef de secteur Service Clients, l’entreprise a décidé de lancer un processus de vision partagée, de grande envergure, en associant 100 % des collaborateurs. En tant que chef de secteur, j’ai été associée aux sessions initiales et formée comme facilitatrice interne, directement par Michael Doyle, le créateur du Deep Visionning,  venu de sa Californie pour accompagner le projet, en soutien avec Meryem Le Sajet. J’ai adoré cette époque. J’ai vécu toutes ces sessions avec enthousiasme et pris avec grand plaisir dans l’organisation et l’animation des sessions  des différents magasins dans lesquels j’ai travaillé. 

J’ai aussi en souvenir le moment très fort de rassemblement à la pyramide de Louvre en 1999 quand les dirigeants de l’entreprise ont présenté à l’ensemble de l’encadrement réunis le résultat des réflexions de tous les collaborateurs (8000 personnes). C’est le type de moment qui laisse des traces dans la mémoire. On pourrait retrouver la mention de cet événement dans les récits de management, en même temps c’est très différent d’être un témoin oculaire pleinement acteur. Des années plus tard à des dirigeants sceptiques, je pourrais dire “oui c’est puissant, oui c’est efficace et je vais vous raconter ce que ça fait en tant que collaborateur d’avoir accès à un processus de cette nature, je vais vous raconter ce que ça change”

Comme toute expérience que l’on vit, dans l’instant il est impossible de savoir à quel point elle aura une importance pour la vie future. Avec du recul, je me félicite de m’être investie autant lors  de toutes ces occasions.

Quelles autres expériences t’ont construites ?

L’épisode dans les fonctions commerciales était une parenthèse. La vie allait me ramener vers ce monde des services clients que j’aime tant. Par des rebondissements que seuls les romans peuvent nous amener ; un divorce brutal avec le changement de vie qui s’en suit, un nouveau conjoint, un troisième enfant, la nécessité d’inventer une nouvelle vie professionnelle, un déménagement, mes premiers pas dans le monde, du conseil et de la formation management…

Et quand tout paraît se calmer, la coïncidence d’une rencontre dans un train avec un ancien collègue qui m’explique que LEROY MERLIN ,l’entreprise dans laquelle j’avais fait mes premiers pas, cherchait son directeur service client national. Et il m’incite fortement à postuler. A ma grande surprise, ma candidature est retenue qui, plus est, assortie d’un temps partiel. Et me voilà propulsée, membre du comité de direction ressources humaines en charge de la coordination métier des services clients pour la France entière. Waouh 

Waouh, sur le job en lui-même qui m’intéresse au plus haut point, sur le positionnement, sur le temps de travail. À cette époque de ma vie, au quotidien, nous sommes une famille recomposée et qui au global compte six enfants, mon emploi du temps est donc assez sportif.

Ce waouh va démarrer par une mission plus que challengeante. Nous sommes à six mois du passage à l’euro et pas grand-chose n’a encore été fait concernant le métier des caisses pour cette entreprise. Les mois professionnels qui ont suivi ont donc été tout aussi sportif que ma vie de famille.

Ce retour à mes premières amours sur les terres des caisses et du service client m’ouvre la possibilité de diffusion XXL des projets qui m’avaient tant tenu à cœur. J’avais désormais un boulevard ouvert pour proposer à plus de 100 équipes, le processus des horaires en équipe avec sa dimension à la fois managériale, économique, marketing et bien sûr humaine. J’ai rencontré des personnes exceptionnelles qui m’ont aidées soutenues accompagnées dans ce projet. Je pense notamment à ma collègue Daphné du service formation qui a mis toute sa compétence d’ingénierie pédagogique au service de ce projet. Que de personnes à convaincre, à embarquer à tous les niveaux de l’entreprise. Depuis la Direction Générale avec ses relais régionaux, plus habitués à mettre en lumière, le monde du commerce et des achats que celui de service client, le monde de service client lui-même dont au moins 50 % des relais terrain n’avait pas les épaules pour déployer  cette ambition, et parfois les hôtesses, elles mêmes  tout comme je l’avais vécu dans ma première expérience, qui affichaient une attitude dubitative sur ce que pourtant je considérais comme une avancée sociale majeure. 

Qu’as-tu appris dans la diffusion nationale du projet horaires en équipes ?

J’ai appris la patience, la pédagogie,  le lâcher prise. 

J’ai surtout appris la communication assertive ou plus humblement je m’y suis initiée. La fameuse CNV, Communication Non Violente. Tout comme je mentionnais 2 piliers fondateurs avec l’importance d’une vision partagée et le développement des compétences individuelles et collectives pour servir le projet, ce pilier va devenir une constante dans mes pratiques.

Tout a commencé par une demande terrain “Nous en avons assez de nous faire insulter par les clients”. La direction générale reçoit assez mal ces retours du terrain, craint de stigmatiser, d’amplifier un phénomène qu’elle perçoit comme minoritaire. C’est pourtant loin d’être vrai. Dans un magasin, les hôtesses sont en première ligne. En direct ou par téléphone, elles accueillent toutes les insatisfactions. En caisse, elles sont le dernier maillon si quelque chose s’est mal passé en rayon : produit absent, conseiller mal aimable ou imcompétent. Ajoutons à cela l’impatience pour l’attente en caisse, ou les remarques acerbes de clientes (oui, souvent des femmes) à leur rejeton “Sois sage, sinon tu finiras comme madame !” . Parfois même, un client se lève du pied gauche et passe ses nerfs sur l’hôtesse. J’avais passé tellement d’heures à exercer tous ces métiers que je ne pouvais ignorer cette réalité. Et pourtant je travaillais en province dans une ville tranquille.

Pour contourner les craintes de la direction, nous avons axé les formations sur une dynamique positive : Amélioration de la relation client, augmentation de la satisfaction etc.

Les leviers pour y parvenir convergaient toujours vers les mêmes principes :

  • Un management présent dans les premières minutes de la prise de poste pour s’assurer de l’état émotionnel positif du collaborateur. Le fameux adage “ on laisse ses problèmes à la maison” me fait bien rire. Demandez donc à des mères de famille qui ont laissé un enfant malade ou qui font face à des difficultés personnelles de rester zen. L’accueil bienveillant du manager n’a rien de miraculeux, certes, il n’est ni un psy ni une assistante sociale. Par contre, humainement c’est une question de réciprocité et tout simplement de cœur. Quand vous attendez que vos collaborateurs sourient toute la journée, c’est mieux de commencer par leur donner envie de le faire
  • Pour y parvenir, le manager a un vrai job à faire pour s’occuper de ses propres émotions, rester conscient de ce qu’il dégage, garder le sourire lui-même. Dans l’idéal bien se connaître. Je ne parle pas de superman que rien n’atteint mais de la capacité à se gérer pour rester le plus souvent possible au rv.

Managers, occupez-vous de vous, pour bien accompagner vos équipes ! Ce n’est pas de l’égoïsme mais de la responsabilité!

  • Et enfin des outils de dialogue assertif, que la CNV, Communication Non Violente, a rendu accessible à tous. Absolument tous les ouvrages sérieux sur l’excellence de la relation client ramenent à cette pratique. Les livres de Marshall Rosenberg bien sûr, ceux de Thomas d’Ansembourg. Je retrouvais leurs références dans toutes les bibliographies sur la relation client et la gestion des conflits. J’ai décidé de me former et de diffuser ces outils. Ils deviendront l’une de mes bases dans les accompagnements de transformation d’entreprise et la formation au leadership.

Évidemment, coordonner le métier service client au niveau national englobait bien plus large que le simple sujet des horaires en équipe. Toute la question de la structuration, de la compétence des équipes, le développement des parcours, les kit de recrutement, les tenues, et bien sûr la projection du métier vers le futur avec à cette époque, la possibilité d’utiliser les techniques de Michael Doyle du DEEP VISIONNING appliquées non pas à l’entreprise elle-même mais au métier Service client. Quatre années d’une exceptionnelle richesse dans lesquelles je me suis à nouveau épanouie.

Comment la Vision revient-elle vers toi ?

Vient ensuite, un nouvel épisode de construction personnelle et de développement professionnel. Toujours dans le cadre de la direction RH de LEROY MERLIN France, je me vois confier la Direction des Politiques de Partage, incluant toute l’animation des dispositifs de rémunération hors salaire (intéressement, participation, actionnariat), et ce qui me passionne encore plus, le Processus de Vision Partagée pour toute l’entreprise, le fameux!

La prise de fonction coïncide avec le démarrage d’un nouveau processus de vision que le Directeur Général appelle Accélération Vision. Me voilà, plongée au cœur d’un maelstrom pour organiser à l’échelle d’une entreprise de maintenant 12 000 personnes la mise à jour du projet de vision partagée, incluant, notamment, le décentrage de la vision. De quoi s’agit-il ? La première vision a été essentiellement axée autour de l’expression des équipes. Certes, il est intéressant que les équipes s’expriment sur le vécu des clients et sur le monde qui les entoure. Néanmoins peu de choses avaient été mises en place pour intégrer réellement indirectement le vécu de l’écosystème dans la création de la vision. Des dires de Michael Doyle lui-même, l’entreprise avait excellemment réussi sa vision à un détail près,  voire peut-être deux. Le premier est la prise en compte réelle effective des parties prenantes ( et non la projection de ce qu’elles pensent que les clients pensent par exemple) et la seconde, la communication sur la mise en œuvre du projet.

Les défis étaient donc importants, à commencer par organiser des voyages d’ouverture pour un maximum de collaborateurs de l’entreprise. À ces voyages succédèrent une centaine de sessions vision dans pratiquement tous les magasins de France et de Navarre. Sessions qu’il a fallu compilées, en vue d’une grand-messe, rassemblant les 2000 personnes de l’encadrement. Dans mes plus beaux rêves, je n’avais pas imaginer qu’un jour je me verrais confier cette responsabilité. Je l’ai investie avec cœur, avec conscience, avec envie. Cette mission s’alignait parfaitement avec mes valeurs profondes, de partage, de responsabilités et d’autonomie. Je me sentais en phase avec ce pari de l’intelligence de chacun et du partage corollaire du pouvoir.

Cette expérience a duré sept ans. J’ai pu visiter toutes les facettes de ce processus de vision partagée par émergence, ses limites aussi et pousser assez loin le curseur pour innover à l’intérieur même du processus.

Quelles sont les limites que tu as perçues dans les processus de vision ?

En termes de limites, plus de 10 ans après le début de la démarche chez LEROY MERLIN, une certaine usure s’était installée, le même type d’ateliers se répétant mois après mois, année après année. Il y a un effet nouveauté pour les collaborateurs quand ils sont réunis pour la première fois qu’on leur demande leur avis, notamment pour les collaborateurs de terrain qui vont vivre le processus une à deux fois dans leur carrière professionnelle. Pour les collaborateurs des services internes, c’est une autre histoire. Ils sont régulièrement invités dans les sessions des magasins, par ailleurs ils sont amenés à participer aux sessions des métiers transversaux, et par nature, ils croisent la route d’autres expériences, d’autres entreprises, sans parler de leur propension à se lasser plus rapidement. Il devenait temps d’apporter de l’innovation

Limites aussi sur l’utilisation du processus. Il faut un certain niveau de conscience à des dirigeants pour mettre sincèrement en œuvre un processus de vision partagée intégre. Les impulsions donnent déjà une direction et il faut laisser une grande latitude aux collaborateurs pour inventer le futur. Tous les dirigeants n’ont pas le niveau de développement personnel et de conscience suffisant pour faire confiance au bon sens de leurs équipes. Certains pouvaient avoir tendance à utiliser le processus pour faire adopter des décisions déjà prises. Auquel cas c’est éminemment délétère ! Puisque c’est tout le processus lui-même qui devient suspicieux quand quelques-uns l’utilisent à mauvais escient.

Comment as-tu fait évoluer le processus ?

Les années 2010 correspondent à la montée en puissance d’internet. Si, au beau milieu des années 90, vous pouviez réunir des personnes, leur donner la parole à tour de rôle, et écrire à leur place sur les tableaux ce qu’elles venaient d’exprimer,  à l’heure d’internet, cette pratique revêt un côté un peu daté. Quand tout un chacun peut désormais ouvrir un site ou un blog et s’exprimer librement, quel niveau de modernité quand vous devez attendre qu’on vous donne la parole pour vous exprimer ? L’arrivée de toute la vague de l’agilité (voir le Manifeste Agile), des nouvelles techniques d’animation en intelligence collective, notamment grands groupes, toutes ces nouveautés constituaient une véritable opportunité pour relifter le processus de vision partagée, de lui donner un nouveau souffle, une nouvelle modernité. Non pas en touchant au processus socle qui demeure puissant, et qui, à mon sens, doit être respecté, mais en aménageant les pédagogies utilisées pour coller davantage à son temps. 

De 2010 à 2013, je me suis employée à dépoussiérer ce processus, à lui donner un coup de jeune et tout en me former à cette nouvelle approche d’intelligence collective. Ça peut paraître banal pour une entreprise qui est déjà très avancée dans les bases pratiques participatives, et pourtant… Miser sur l’intelligence collective, au sens de la collaboration, c’est parier sur le fait que dès le départ l’ensemble des personnes vont être associées à la construction d’un projet, c’est à nouveau franchir une étape dans le partage du pouvoir. Avancer sur ses chemins, notamment en tant que pionnier, demande de s’accrocher aux branches. Ça dérange ! On se dit que ça va déranger, et ça dérange vraiment. Ça touche aux habitudes même dans une entreprise aussi avancée que LEROY MERLIN et ça signifie soi-même être sur un chemin de développement personnel toujours plus puissant pour vivre à la fois avec force, détermination et détachement un processus de diffusion de nouveaux modes managériaux. Il ne s’agit pas seulement de nouvelles techniques. Elles reflètent une autre vision du monde, un changement de culture qui n’est pas facile à opérer.

Deux de mes confrères actuels Pascal Bastien et Etienne Collignon on fait une étude approfondie sur ce qu’ils appellent les pionniers de l’innovation managériale. Au fond, peu importe la nature de la nouveauté. Ce qui est important c’est à quel point ces nouveautés viennent décaler l’organisation dans laquelle elles opèrent. Ils ont mis en évidence que les pionniers sont toujours des personnes engagées, convaincues, avec des idéaux forts et qui petit à petit, amènent l’entreprise à se décaler. Néanmoins les pionniers ont à peu près tous la même route. À un moment donné leur avance devient trop forte par rapport au « ventre mou » de l’entreprise. Dans une grande majorité, l’organisation va les rejeter. L’organisation va pousser à l’extérieur ceux qui ont été les premiers à amener les germes du futur de l’entreprise. Injuste ? Paradoxal ? Encore une fois peut-être simplement le phénomène de la vie et qui amène les pionniers eux-mêmes à vivre une forme de déception et de frustration liée au temps long dans lequel s’inscrivent les changements. Rares sont ceux qui seront là sur la durée pour voir pousser les fruits de leur travail initial.

Et c’est ainsi qu’en 2013, après plus de 20 ans d’une expérience riche, variée, enthousiasmante dans la distribution, je suis devenu consultante et particulièrement architecte du changement

Quel est ton métier aujourd’hui ? Comment le décrirais-tu ?

Avan de parler de son contenu, j’insiste sur le sens qu’il a pour moi. Je me mets au service d’une entreprise pour l’aider à cranter significativement dans ses modes de fonctionnements, ses projets, l’engagement de ses équipes et au final ses résultats. Même si mon métier est complexe, il est beaucoup plus facile à exercer en tant qu’externe qui aura une présence limitée dans le temps.

Alors concrètement que fais-tu ?

Mon métier est comparable à celui d’un architecte mandaté par une entreprise pour  créer un projet qui lui ressemble et se transformer en même temps. J’accompagne les entreprises ou les organisations dans leur transformation, simultanément sur les aspects stratégiques et humains. Je co-construis avec les collectifs des dispositifs qui leur permettent de trouver ensemble leurs solutions, en s’appuyant sur des outils d’intelligence collective. 

Ma mission démarre souvent en amont au niveau de l’équipe dirigeante afin de clarifier leurs intentions individuelles et de converger vers une demande commune. Prosaïquement , on ne transforme rien ni personne sans une demande explicite. Et je précise que c’est un accompagnement à la transformation que je propose au travers de ces architectures. Je ne suis pas alchimiste !

Cette étape préalable avec la direction vise aussi à améliorer la cohésion de l’équipe dirigeante et à aligner leurs fonctionnements autour de fondamentaux communs. J’ai un rôle certes d’architecte de l’ensemble du dispositif de transformation, mais aussi de facilitatrice, de coach, d’organisatrice, de formatrice et parfois de pilote. Dans certains cas on pourrait même presque parler de “psychologue d’organisation”, pour saisir et mettre en lumière  les finesses et souvent d’injonctions paradoxales ou non-dits dans l’entreprise.

Ma mission se poursuit souvent en aval avec la maîtrise d’œuvre, c’est-à-dire le soutien dans la mise en œuvre des projets co-conçus.

Comment devient-on architecte de transformation ?

Comme mon histoire le montre, Je crains qu’il n’y ai pas vraiment d’école pour devenir architecte de transformation, c’est une succession d’étapes, et un chemin qui peu à peu se dessine et prend forme.

Aujourd’hui, vous pouvez suivre un DU d’intelligence collective à Cergy, pour vous pouvez devenir coach d’organisation à HEC, des confrères proposent des formations de facilitateurs. De mon point de vue,  tout cela apporte beaucoup et en même temps, je crois à l’épreuve du feu. Avoir vécu avant d’accompagner et beaucoup pratiquer.

Si on résume, j’ai classiquement étudié dans une école de commerce et démarré ma carrière par du management dans la grande distribution. J’ai poursuivi avec des missions de direction de services support, direction de programme et coordination sur un périmètre national. J’ai eu l’opportunité d’exercer ces fonctions sur des thématiques très variées (RH, marketing, IT..). Ma dernière expérience marquante chez Leroy Merlin m’a permis de me former à la facilitation en intelligence collective, et de piloter le programme de Vision Partagée de cette entreprise au niveau national. Cette opportunité a été fondatrice et continue à nourrir mes pratiques actuelles.

Au fil des années, j’ai également suivi un véritable chemin de développement personnel. Mes premiers pas m’ont amenée à développer mes capacités managériales et mon leadership avec des bases de prise de parole, PNL, analyse transactionnelle, leadership situationnel etc. Cette meilleure connaissance de moi-même a génèré une meilleure compréhension des autres.  Puis vint le temps de l’introspection véritable, ce moment inconfortable de revisite de ses croyances, de ses fondations, un temps de catharsis, de pardon et de réconciliation, un temps pour clarifier qui l’on est, et apprendre à aimer cette personne. J’ai déjà évoqué les différentes thérapies que j’ai suivi, avec des approches diverses, notamment en gestalt ou en approche énergétique.

En parallèle, j’ai complété toute cette démarche par des bases de facilitation, de techniques d’animation, de créativité, et des certifications à plusieurs grilles de connaissances de soi. Je pense notamment au MBTI que j’affectionne particulièrement ou au DISC. Viennent se greffer aussi certains outils comme le codéveloppement et l’ensemble des techniques d’intelligence collective, de petits ou grands groupes. La dimension spirituelle joue aussi un grand rôle pour moi. Rester le plus possible alignée tête cœur corps et rechercher le plus possible la voix haute de la paix, cultiver de l’absence de jugement, chercher à relier plutôt que diviser, faire confiance à la providence et lâcher, admettre que bien des éléments m’échapperont toujours.  C’est un chemin étroit d’amour et d’humilité. Tout est leçon, tous les jours, et pas forcément facile.

C’est donc bien un ensemble d’éléments à la fois de parcours, d’aptitudes, de techniques et d’expériences qui m’ont amené à ce métier d’accompagnement des transformations et plus spécifiquement d’architecture de transformation.

Un dernier mot pour clôturer ton histoire

Elle continue ! Et je l’espère en faisant chaque jour le mieux possible.

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